Rencontre avec Tahar Ben Jelloun

par Nicolas Margot, le 27 février 2019 à Luxembourg-ville

En ce mardi soir de février, alors que les premiers beaux jours de l’année sont arrivés avec un peu d’avance, l’Institut Pierre Werner a convié Tahar Ben Jelloun pour une rencontre avec ses lecteurs à l’abbaye de Neumünster.

La salle est comble. Plus d’une centaine de personnes ont réservé leur soirée pour venir écouter le romancier, poète et peintre marocain ouvrir le mois de la Francophonie à Luxembourg.

Bruno Perdu, ambassadeur de France au Luxembourg et Stéphane Lopez, représentant permanent de l’Organisation Internationale de la Francophonie auprès de l’Union Européenne, ouvrent cette rencontre en rappelant les enjeux culturels liés au partage d’une langue commune à plus de trois cents millions de locuteurs à travers le monde.

Puis le dialogue s’installe entre l’écrivain luxembourgeois, Jean Portante, et Tahar Ben Jelloun autour des deux derniers livres de ce dernier: La Punition et l’Insomnie.

Dans L’Insomnie, l’auteur imagine un scénariste marocain qui ne dort plus, mais qui, peu à peu, découvre que pour retrouver le sommeil, il lui faut commettre des meurtres. Il commence par abréger les souffrances de sa vieille mère en fin de vie en l’étouffant sous un oreiller, puis fera une quinzaine d’autres victimes : pédophile, travesti, diplomate, banquier, etc.

L’occasion pour l’auteur d’une véritable satire de la société marocaine contemporaine. Le pays se refuse à tout débat autour de l’euthanasie : tabou car, aux yeux des croyants, il s’agirait d’ôter la vie aux personnes avant que Dieu ne décide de les rappeler à lui. Mais l’interdiction de cette pratique, légale au Luxembourg depuis 2009, pèse sur les familles des personnes en fin de vie, parfois réduites à les voir souffrir pendant plusieurs mois voire plusieurs années sans espoir de guérison ni d’apaisement, ce qui fut le cas de l’auteur par le passé.

Tahar Ben Jelloun reproche également à la société marocaine de laisser prospérer des inégalités criantes entre une poignée de milliardaires et des millions de pauvres, le refus d’ouvrir les yeux sur la pédophile qui, à l’intérieur de ses frontières, tout comme à l’intérieur de nombreuses autres malheureusement, brise les vies d’enfants et d’adolescents dont elle fait des survivants aux prises à des souvenirs traumatiques.

Si les sujets sont pesants, le romancier sait nous fait rire en créant des situations burlesques pour les aborder. Tel Jean de La Fontaine qui, à la fin du dix-septième siècle, nous contait des fables de loups, d’agneaux, de corbeaux et de renards pour s’éviter les foudres des puissants et de la censure, le septuagénaire nord-africain s’ingénie à emprunter des chemins de traverse pour faire jaillir les idées et contribuer à mettre un terme à de coupables silences.

Dans La Punition, pas question d’éviter les coups, l’auteur nous raconte crûment son incarcération et les tortures qu’il eut à subir dans le Royaume du Maroc au milieu des années 1960, dirigé d’une main de fer par Hassan II. A l’époque, étudiant, il participe à des manifestations pacifiques durement réprimées et se retrouve emprisonné dans un camp militaire. C’est ici que, pendant dix-neuf mois, les sévices subis vont (r)éveiller le désir d’écrire de ce jeune militant. Il s’empare de morceaux de nappe en papier, volés au réfectoire, pour rédiger des poèmes qui l’aident à s’évader. Dès lors, il ne cessera plus jamais d’écrire.

Après sa libération, il décide de s’exiler sur l’autre rive de la Méditerranée. Là, il découvre la misère et les affres du racisme dans les foyers de travailleurs de Gennevilliers où il enseigne le français aux travailleurs nord-africains entassés dans des logements insalubres loin de leurs femmes. Les insultes, les coups, les humiliations sont le lot commun de ceux qui sont venus travailler en France. D’année en année, de décennie en décennie, de génération en génération, on les couvre de haine, les jette à la Seine, les méprise, les ostracise et les enferme dans des stéréotypes étroits et des banlieues à l’abandon.

Cette amère constatation lui inspirera L’hospitalité française (1997), qui, derrière ce titre ironique, rend compte du racisme prégnant. Ce sera le début d’un âpre débat visant à faire reconnaître aux Français que, si tous ne sont pas racistes, le pays, lui, est largement gangréné par ce mal. L’année suivante, il publiera Le racisme expliqué à ma fille visant à sensibiliser les enfants et leurs parents.

Engagé, Tahar Ben Jelloun l’a toujours été et le demeure en cet automne de sa vie. Il se prépare au « départ », comme il dit, et accepte désormais de laisser entrevoir les lumières de son for intérieur, longtemps dissimulées par les ombres de ses livres. Il exprime son amour de la vie, des femmes et du pourtour méditerranéen par ses œuvres picturales car l’homme peint et est désormais exposé. Il se consacre également à la poésie dont il demeure convaincu qu’elle est ce qui perdure et peut sauver le monde. Débarrassée qu’elle est des scories de la langues, des artifices de la narration et faite uniquement des matériaux les plus nobles, elle élève les âmes et leur donne la force de croire en un monde meilleur. Ici ou ailleurs.

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Pour dénicher les prochains évènements qui vous feront vibrer, nous vous proposons de découvrir le programme du mois de la Francophonie au Luxembourg, juste ici, et celui de l’Institut Pierre Werner, .

Pour ceux qui souhaitent poursuivre leur découverte par la lecture, il existe de nombreuses entrées possibles à l’œuvre prolifique de Tahar Ben Jelloun. Cependant, nous partageons celles qui nous ont appris à le connaître : La Nuit Sacrée qui lui valut le prix Goncourt en 1987 ainsi que ses ouvrages pédagogiques consacrés à l’Islam et au Racisme.