A propos de rien

par Erwin S. le 02.11.2020

C’est tout de même un bel exploit que de réussir à faire éclater de rire le lecteur à plusieurs reprises au cours des quatre premières pages de son bouquin.

Soit le lecteur en question est trop bon public, soit l’auteur, du haut de ses quatre-vingt-quatre ans, n’a vraiment rien perdu de sa verve. Nous choisirons cette deuxième explication, car des autobiographies de cette trempe, qui sont d’authentiques page-turners, il n’y en a pas des milliers.

Allan Stewart « Woody » Konigsberg « Allen » est sorti d’une famille juive pittoresque qu’il décrit avec une férocité assez jouissive, sans complaisance ni nostalgie. Très vite repéré pour ses bons mots et ses textes sortant de l’ordinaire, il sera rapidement appelé à écrire pour le grand Bob Hope, superstar du cinéma et de la télévision américaine durant la majorité du XXe siècle. Puis vient le stand-up où il régale les foules avec son wit si frais et nouveau, et enfin, à la fin des années 60, il réalise son premier film, Prends l’Oseille et Tire-Toi, une comédie burlesque absolument hilarante. Depuis, avec une régularité stakhanoviste, il a offert au monde une cinquantaine de films tantôt brillants, tantôt moins inspirés, tantôt révolutionnaires, construisant une oeuvre qui force le respect et ne peut laisser indifférent. Chacun de ces films est évoqué dans le récit, parfois en quelques lignes, parfois plus longuement, ce qui est un vrai plaisir pour le lecteur cinéphile et curieux. Allen s’y montre d’une humilité folle, lui qui ne comprend pas son succès en France, lui qui comprend encore moins qu’on le prenne pour un intellectuel (il pense que c’est dû à ses lunettes, une pure considération cosmétique); lui qui s’étonne que certaines villes d’Europe lui aient érigé une statue, lui, enfin, qui se tient éloigné de toute sorte de compétition et qui méprise toute forme de récompense, préférant aller jouer de la clarinette avec son jazz band lors de la cérémonie des Oscars alors qu’il est nommé. Malgré lui. Tiens, ça ferait aussi un bon titre pour son bouquin.

Apropos of Nothing a été traduit en français par Soit dit en passant, ce qui est assez juste (la locution anglaise qualifiant une intervention sans aucun lien avec ce qui vient d’être discuté, un impromptu, un cheveu sur la soupe). Le livre n’a pas réellement de structure pensée à l’avance et il n’est pas rare que l’auteur franchisse des décennies pour s’attarder sur un point important auquel il vient de penser, puis revienne à son récit sans respecter de chronologie, puis fasse une sorte de note mentale en précisant qu’il reviendra sur tel sujet par la suite. Tout cela trahit le bouillonnement de l’esprit hypercréatif d’Allen, comme une boule de flipper qui va chercher les points là où les impulsions et la gravité l’amènent. Pourtant le lecteur n’est jamais perdu, il s’accroche, plus motivé que jamais à lire la suite.

Woody Allen (c) Diane Keaton

Un régal de lecture, donc, mais dont l’humeur n’est pas à la farce sur la durée. Car le nom de Woody Allen, que l’on associait généralement au rire franc de ses premières comédies, puis au rire plus fin, tongue-in-cheek voire « intello » de la suite de sa carrière, et bien sûr à la stupeur béate d’admiration devant ses oeuvres plus dramatiques, est devenu, pour une partie du public, synonyme d’oppresseur phallocrate pédophile suite aux accusations de sa fille adoptive Dylan Farrow en plein mouvement me too. Ca fait tache, il faut bien le reconnaître. Mais si, dans une époque de réseaux sociaux hystériques et de procès en sorcellerie, on essayait de s’en tenir aux faits ? Monsieur Allen n’a jamais été inquiété par la justice américaine. Il y a eu deux enquêtes très poussées suite aux allégations très graves, qui ont toutes deux conclu à des accusations fantaisistes et mensongères. Il n’y a pas eu d’inculpation, pas de procès, et bien évidemment pas de condamnation. Or, l’on sait que dans un pays comme les Etats-Unis, ces choses sont prises très au sérieux, à plus forte raison lorsqu’il s’agit d’une célébrité. Tout est minutieusement étudié, analysé, contre-expertisé, chaque aspect de la vie de l’accusé est passé au peigne fin, chaque proche, collaborateur, facteur ou domestique est interrogé, et s’il reste le moindre atome de début de suspicion, la machine mord et ne lâche pas prise jusqu’à la curée. Ici, rien de tout cela, et tout porte à croire que Monsieur Allen ait été injustement accusé et ait vu son nom traîné dans la boue devant la face du monde pour des raisons de jalousie et de manipulation par une personne aux motivations et à la santé mentale plus que douteuses, Madame Mia Farrow. On pourra répondre à cela que la justice américaine n’est pas infaillible ni incorruptible, que Michael Jackson a été innocenté par deux fois alors qu’il reste des doutes selon certaines personnes, ou qu’ O.J Simpson a été acquitté alors qu’il était manifestement coupable. Certes, mais l’immense différence est que dans ces autres cas, il y a vraiment eu procès. Les armées d’avocats et les millions de dollars ont la possibilité de remettre en liberté des criminels avérés en jouant sur des procédures et des vices de forme, mais toujours à l’issue d’un procès. Dans le cas Allen, l’Amérique entière lui tourne le dos, ainsi qu’une grande partie du reste du monde; son dernier film n’est pas sorti dans les salles ni en DVD dans son propre pays et ce livre n’a pas eu plus de chance; certains de ses acteurs déclarent regretter d’avoir tourné avec lui (puis avouent dans le privé qu’ils étaient forcés de prendre cette position par crainte d’être grillés dans la profession), qui donc aurait le pouvoir d’empêcher un procès dans ces circonstances ?

La partie du livre où Allen se défend des accusations portées contre lui est assez conséquente pour justifier le paragraphe ci-dessus. Et on le comprend. Mais si le doute persiste auprès de certaines personnes, qu’elles n’hésitent pas à lire ce passionnant bouquin et à se faire leur avis documenté. Car rien de ce qu’il y décrit n’a été contesté par qui que ce soit, pas de procès en diffamation, au contraire: les domestiques, les autres enfants adoptifs ou biologiques du couple réfutent tous les affirmations calomnieuses et contradictoires des Farrow mère et fille. Il serait temps d’en tirer des conclusions honnêtes.

Malgré cette tempête mondiale dirigée vers les épaules de ce petit pépère plein de talent et de bienveillance, Woody reste philosophe, savourant presque sa situation d’injustice totale. Car ce qu’il attend par-dessus tout, c’est qu’enfin éclate la vérité, ce qui devrait bien finir par arriver.

Espérons pour tout le monde que cela ne prenne pas trop de temps.

Soit dit en passant, Woody Allen Stock 2020