Danser un chemin vers la liberté

Sidi Larbi Cherkaoui, Fractus V

Jeudi 6 janvier 2016, 20h, le silence total se fait entre les épaisses parois du Grand Théâtre de Luxembourg.

On reconnaît souvent l’estime d’un public pour un artiste à la qualité du silence qui précède son entrée. Chaque spectateur prend, dans ce premier silence, la mesure de ce qu’il va découvrir tandis que l’artiste, lui, tapi dans l’obscurité évanescente de la scène, prend une dernière inspiration avant d’entamer sa performance.

Ce soir, le public est très nombreux pour cette dernière des deux représentations de Sidi Larbi Cherkaoui à Luxembourg, impatient de découvrir la dernière création de l’un des chorégraphes les plus talentueux de notre temps.

L’artiste belge, tant attendu, reprend avec ce spectacle, intitulé Fractus V, son travail d’enrichissement mutuel des arts. C’est cet effort, qu’il avait initié en mai 2014 à l’occasion des 40 ans du Tanztheater Wuppertal de Pina Bausch, dont il nous présente ce soir le fruit.

Audacieux, il marie les travaux du prolifique linguiste américain Noam Chomsky, déconstructeur éclairant des discours de propagande économique et politique contemporaine, à la recherche chorégraphique, aux danses ethniques, premières ainsi qu’aux musiques du monde: congolaise, indienne, japonaise et coréenne, toutes interprétées par des instrumentistes talentueux façonnés par ces cultures.

Si les parcours des musiciens sont éclectiques, ceux des danseurs le sont tout autant: circassien, danseur de Lindy Hop, de flamenco mais aussi de smurf (cette danse caractérisée par les contractions musculaires des artistes au moment précis des claps, caisses claires et autres marqueurs du rythme dont voici un exemple). Par les dialogues qu’il fait naître entre ces différents univers, Cherkaoui parvient à faire émerger les particules fondamentales de l’émotion, du plaisir de s’exprimer à travers son enveloppe charnelle.

Fractus V Fractus V - ©FilipVanRoe

Devant nous, les corps s’entremêlent et forment parfois des monstres mythologiques, allégories de nos sociétés si fluides qu’elles épousent parfaitement les contours de leurs environnements culturels et médiatiques.

®FilipVanRoe-Fractus-V

Puis, soudain, voilà que les danseurs forment une frontière autour de l’un d’eux qui devient dès lors une sorte de bouc émissaire, mis à la marge, isolé. Celui-ci est moqué, frappé, manipulé, orienté, forcé à des mouvements qu’il n’aurait jamais fait sans ces contraintes. Représentation de ces discours quotidiens qui orientent délibérément nos choix, nos actes et donc nos parcours de vies.

Pas de théorie du grand complot dans cette mise en évidence, simplement la volonté de faire prendre conscience de ce et ceux qui nous conditionnent afin de retrouver la liberté intrinsèque à nos vies, à nos élans sincères et premiers, non contraints.

Pas à pas, les danseurs décrivent par leurs mouvements d’abord le carcan politique qui décide pour nous qui n’avons pas le temps de faire vivre nos cités, nos énergies vitales trop accaparées par nos carrières, nos familles et nos loisirs. Les mots de Chomsky résonnent, sobres, puissants, sans emphase. Ils choquent par leur clarté.

®FilipVanRoe Fractus V

Puis s’esquisse le chemin de l’émancipation, peu à peu, les danses se font plus libres, moins contraintes, plus proches de ce qu’auraient pu être les premières danses exécutées par nos lointains ancêtres, simplement portées par une énergie vitale cherchant à s’exprimer à travers les mouvements du corps.

Lorsque le spectacle s’achève, un flot continu d’applaudissements envahit le Grand Théâtre. Le public, conquis, se lève pour célébrer celui qui les a tant fait vibrer ce soir grâce à son travail opiniâtre. Le silence est rompu, le talent reconnu.

Nicolas Margot

Fractus V Fractus V - ©FilipVanRoe

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