Un Goncourt à Luxembourg

ou quand Mathias Enard rencontre Navid Kermani dans une abbaye

(c) Marc Melki, Actes Sud

Il est 19h, ce jeudi de mai, quand dans la salle située au haut de l’abbaye de Neümunster, la centaine d’auditeurs réunie par l’Institut Pierre Werner (l’IPW) se tait pour mieux entendre deux voix européennes très écoutées : celle de l’écrivain français Mathias Enard, lauréat du prix Goncourt 2015 et celle du germano-iranien Navid Kermani, prix 2015 de la paix des libraires allemands.*

Les deux hommes ont des parcours bien différents et c’est une mise en parallèle de leurs riches pensées que nous propose l’IPW à travers cette rencontre et ce dialogue.

 

Mathias Enard est né à Niort en 1972. Il s’est formé à l’école du Louvre en arts islamiques, avant d’entreprendre des études d’arabe et de persan. Il a ensuite vécu au Moyen Orient pendant de nombreuses années, travaillant notamment pour la Croix Rouge au Liban, avant de revenir s’installer en Europe, sous le soleil de Barcelone. Il est l’auteur de nombreux romans dont :

Zone dans lequel il raconte les quinze années d’activité d’un agent de renseignement entre l’Algérie et le Moyen-Orient en une unique phrase de 500 pages. Ce livre, paru en 2008, a obtenu les prix Décembre et prix du Livre Inter ;

Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants dans lequel il nous raconte le séjour de Michel Ange à Constantinople en 1506 au cours duquel le Sultan lui demande de bâtir un pont sur la Corne d’Or. Livre qui lui valut d’obtenir en 2010 le prix Goncourt des Lycéens ;

Boussole, son dernier roman, nous plonge dans la nuit blanche d’un musicologue viennois. La nuit entière, il fuit ses angoisses en se remémorant ses voyages, ses études et sa relation à la femme qui le hante encore aujourd’hui. L’ouvrage a valu à son auteur le prix Goncourt 2015.

Navid

(c)Bogenberger

Navid Kermani est, lui, né à Siegen en 1967 de parents iraniens. Il étudie la philosophie, l’islamologie et le théâtre entre l’Allemagne et l’Egypte avant de soutenir une thèse de doctorat intitulée « Dieu est beau : l’expérience esthétique du Coran ». Depuis lors, il a publié de nombreux ouvrages ainsi que de nombreux articles dans la presse allemande (le Frankfurter Allgemeine Zeitung, le Süddeutsche Zeitung ou encore Der Spiegel). Il vit aujourd’hui le long des berges du Rhin à Cologne et consacre l’essentiel de son œuvre au christianisme, à la sexualité, à la musique, à l’esthétique islamique ainsi qu’aux zones de crise (Afghanistan, Pakistan, Palestine, Syrie…). Rejetant tout autant le blasphème que l’idolâtrie, Kermani est un intellectuel œcuménique attaché aux civilisations orientales et occidentales.

Les deux auteurs commencent par une lecture croisée des premières pages de leurs ouvrages. Mathias Enard commence avec Boussole « […] je suis cette goutte d’eau condensée sur la vitre de mon salon, une perle liquide qui roule et ne sait rien de la vapeur qui l’a engendrée, ni des atomes qui la composent encore mais qui, bientôt, serviront à d’autres molécules, à d’autres corps, aux nuages pesant lourd sur Vienne ce soir : qui sait dans quelle nuque ruissellera cette eau, contre quelle peau, sur quelle trottoir, vers quelle rivière, et cette face indistincte sur le verre n’est mienne qu’un instant, une des millions de configuration possible de l’illusion. […] ». Le silence est total, chacun est attentif aux mots de l’auteur et aux accents de sa voix si particulière. Puis l’extrait s’achève. Les yeux quelques minutes encore embrumés par l’imagination, reviennent vers la scène où nous font face Navid Kermani, Mathias Enard et Guy Helminger, l’auteur luxembourgeois qui anime la rencontre.

Navid Kermani lit à son tour un extrait de son autobiographie Dein name (« votre nom ») dans laquelle il raconte le parcours de sa famille de l’Orient vers l’Occident. Un récit entremêlé d’épisodes personnels et d’éléments historiques de l’Iran et de l’Europe. Une fois sa lecture achevée, Guy Helminger propose aux deux auteurs de s’exprimer sur différents sujets : la situation au Moyen-Orient, la naissance et l’évolution de l’état islamique, l’Europe face à la crise des réfugiés et la notion mouvante de frontière culturelle. Les deux hommes s’enthousiasment et l’on lit dans leurs regards une estime réciproque.

Une fois la conférence terminée, les deux hommes restent ensemble à échanger un moment pendant que le public sort de la salle pour une séance de dédicaces avant que chacun ne reparte la tête pleine de mots, de pensées et d’images de ces deux hommes d’exception qui pensent aujourd’hui les rapports entre l’Europe et le monde oriental.

Nicolas Margot

*Le prix de la paix des libraires allemands (ou Friedenspreis des Deutschen Buchhandels) a été créé en 1949. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, l’association des libraires allemands qui le crée, souhaite récompenser l’œuvre d’un humaniste ayant contribué au développement des idées pacifistes. L’idée est alors de sortir l’Allemagne de son isolement culturel et de réintroduire les valeurs humanistes dans la société allemande. Citons parmi les récipiendaires les plus célèbres : Hermann Hesse, Léopold Sédar Senghor, Orhan Pamuk, Jorge Semprún ou encore le violoniste prodige Yehudi Menuhin.

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