Quand l’Amour se joue du Hasard

Par Nicolas Margot le 07.10.2019

Vendredi soir pluvieux et déjà froid de début d’automne. Quelques spectateurs curieux sont arrivés un peu plus tôt au Grand Théâtre de Luxembourg pour assister à l’introduction à la pièce de ce soir dans la Mezzanine. En quelques minutes, on y évoque l’œuvre et la vie du dramaturge et romancier français, Marivaux (1688-1763) : ses pièces comme la Colonie et l’île des Esclaves, la double inconstance, le jeu de l’amour et du hasard (1730) interprétée ce soir. Puis, tous les spectateurs se retrouvent à l’heure dite dans le Studio, qui très vite se retrouve rempli. Silence, extinction des lumières, quelques derniers murmures, la scène s’anime et l’on replonge dans un univers familier : le marivaudage, ces discussions amoureuses à la fois drôles et touchantes par leurs candeurs.

On perçoit, au fil des répliques de chacun des acteurs en scène, le défi que s’est lancé Laurent Delvert : rendre parfaitement actuel un texte vieux de près de trois siècles.

Dans un décor épuré, on retrouve Eugénie Anselin, qui nous avait bouleversés dans Vêtir ceux qui sont nus de Luigi Pirandello, l’an dernier, accompagnée du riant Brice Montagne, que nous connaissions pour son engagement en faveur de l’environnement et dont la performance d’acteur nous a paru tout à fait à la hauteur de nos espérances. Drôle et juste, la charmante ancienne élève du cours Florent Sophie Mousel fait palpiter le cœur de l’impressionnant Pierre Ostoya Magnin. Tous les acteurs parviennent à servir l’œuvre et à lui donner les traits, les habits et les usages de notre époque.

L’histoire est relativement simple : Silvia, une jeune bourgeoise, se voit proposer par son père d’épouser un homme de son milieu : Dorante. Peu convaincue par la sincérité et les sentiments supposés naître d’une telle rencontre arrangée, elle se met en tête de prendre les habits de Lisette, sa femme de chambre, pour mieux observer le prétendant. Mais, ce dernier a exactement la même idée qu’elle et se présente donc sous les traits de son valet, Arlequin.

Les situations sont comiques : les bourgeois peinent à se défaire de leurs carcans de bonnes manières, à se tutoyer, à se comporter de manière plus libre qu’à l’accoutumée et se retrouvent donc comme perdus dans des habits trop amples pour eux.

Les domestiques tentent de singer des règles de bienséance dont ils ignorent tout et les transgressent sans cesse allègrement, faisant la part belle au ridicule et au comique de situation.

Arlequin apparaît comme une incarnation du beauf de Cabu, pétri de certitudes, content de lui-même, idiot mais certain du bien-fondé de ses idées. Tantôt irritant, tantôt attendrissant, il s’enhardit à tenter de séduire celle qu’il pense être la bourgeoise qui l’aimera malgré sa modeste condition sociale. Il se rassure au fil du temps, semblant découvrir en elle une semblable, avant d’être détrompé et de découvrir la force du déterminisme social, l’endogamie qu’il reproduit malgré lui, le statu quo dont il est prisonnier, comme chacun de nous, malgré son désir de liberté et d’élévation.

On se surprend à retrouver dans cette pièce de Marivaux comme une forme anticipée et résignée des analyses de Pierre Bourdieu (1930-2002) : chacun est conditionné malgré lui par son milieu d’origine et apprécie des modes de pensée, de comportements, un langage, une culture, propres au milieu dont il est issu et tend ainsi naturellement à sélectionner un ou une partenaire qui corresponde à sa vision du monde. Pour le dire plus prosaïquement, les personnes issues de milieux modestes se marient entre elles tandis que les personnes issues de milieux aisés épousent elles aussi leurs semblables. Chacun demeure toujours dans son quant-à-soi malgré des idéaux de mixité sociale, de liberté d’aimer qui l’on veut en suivant son cœur. Mais le cœur a ses raisons que la raison n’ignore plus. L’endogamie nous guette. Marivaux ne s’en plaint pas. On a le sentiment qu’il lui semble tout à fait naturel que chaque caste demeure hermétiquement fermée aux autres. Ainsi, Silvia exècre les manières grossières d’Harlequin dès leur première rencontre et Dorante n’a d’yeux que pour elle. Elle se débat contre ses sentiments qui lui semblent contre nature : aimer un domestique, ce serait s’humilier, elle lutte contre elle-même et se retrouve pleinement soulagée lorsqu’elle apprend la véritable identité de l’élu de son cœur. Aurait-elle consenti à l’aimer s’il n’était pas aussi bien né ? Probablement pas, mais elle se joue de lui en le mettant au défi de l’aimer elle, en pensant qu’elle n’est qu’une simple femme de chambre.

On trouve aussi de beaux accents romantiques dans cette œuvre où les personnages sont confrontés à des amours socialement inacceptables : épouser un ou une domestique, c’est se déclasser, humilier les siens en faisant entrer un indésirable dans le milieu feutré et rangé de la bourgeoisie, vouloir épouser une personne plus élevée socialement que soi semble un désir impossible, presque absurde.

Dans un décor inattendu, et relativement épuré, des personnages aux tenues contemporaines se montrent des missives reçues sur leurs iPhones, écoutent parfois leurs interlocuteurs d’une oreille distraite et snobe en gardant les yeux rivés sur l’écran de leur MacBook. Les bourgeois du XVIIIe siècle que côtoyait Marivaux revêtent ici une allure plus familière à nos yeux, celle des bonnes familles parisiennes, nanties, bien éduquées mais dont le portrait dressé trois siècles plus tôt semble désormais un brin suranné et naïf, tant il lui manque quelques traits d’arrogance subtile, de mépris de classe et de fatuité, si bien retranscrits au siècle dernier dans le cinéma de Chabrol ou le théâtre de Yasmina Reza. Mais reprocher à un dramaturge mort il y a deux siècles et demi de ne pas parfaitement saisir notre époque, n’est-ce pas trop demander ? Avoir été transporté par l’actualité d’une mise en scène, trouvé tant de résonnances avec nos vies actuelles que l’on en vient à s’étonner que l’homme du dix-huitième siècle n’ait pas mieux saisi ses lointains descendants ?

Pour vous faire votre propre avis sur la pièce, nous vous proposons de jeter un œil à sa bande-annonce (ci-dessus), et, si le coeur vous en dit, de vous rendre à l’une des prochaines représentations au Grand Théâtre de Luxembourg (cette semaine uniquement) ou au Nest de Thionville (début novembre). Si vous manquez de temps, il est aussi possible de la lire gratuitement sur le site de la BNF.