Scandale à l’opéra

Opéra, colère noire et longs débats au Grand Théâtre de Luxembourg

Par Nicolas Margot le 10.05.2019

Volonté de faire souffrir, mépris du public et des artistes ou désir d’interroger brutalement ses contemporains? Les débats vont bon train à la sortie des Pêcheurs de Perle de Georges Bizet (1838-1875) en ce 08 mai 2019 au Grand Théâtre de Luxembourg.

Pourquoi ?

A l’origine, les Pêcheurs de Perle (1863) raconte l’histoire de deux amis d’enfance, Zurga et Nadir, qui se déchirent pour obtenir les faveurs d’une femme, Leïla, que tous deux chérissent depuis qu’ils la connaissent.

Jeunes, ils se sont promis de ne pas céder au chant de la belle sirène pour préserver leur amitié.

Plus tard, quand Leïla réapparaît dans leurs vies, Nadir rompt son serment et tente de vivre une histoire d’amour avec elle. Mais l’ami trahi crie vengeance. Les amants s’enfuient puis Leïla revient demander grâce, attisant encore un peu plus la colère de l’éconduit, qui désire désormais leurs morts à tous les deux.

Enfin, triomphant de sa colère première, Zurga se résigne à les laisser s’aimer, regrettant même d’avoir rendu impossible la naissance de cet amour plusieurs années auparavant. Le libretto raconte donc une très belle histoire de triangle amoureux, d’amitié trahie, d’errance et de grandeur.

La partition est également très agréable et le décor, à l’origine, teinté des charmes de l’orientalisme onirique du XIXe siècle.

Les musiciennes et musiciens sont de haute volée et les chanteuses et chanteurs lyriques talentueux avec notamment la soprano russe Elena Tsallagova, qui incarne Leïla, le ténor Charles Workman (Nadir), et le bariton Stefano Antonucci (Zurga), accompagnés par l’Orchestre Symphonique de l’Opéra Flamand d’Anvers sous la direction de David Reiland.

Toujours aucun nuage à l’horizon ? C’est oublier un peu vite le poids de la mise en scène, des décors et costumes, confiés à la compagnie belge FC Bergman (qui inclut Stef Aerts, Marie Vinck, Thomas Verstraeten et Joé Agemans).

Comment pourraient-ils à eux-seuls gâcher un opéra d’une telle qualité ? C’est très simple: créez un décor aussi glauque que possible, mettez en scène des actes humiliants sur des personnes en fin de vie, alors même que le récit de l’opéra ne s’y prête pas, et accumulez les décès représentés comme des non-évènements, méprisés par le personnel soignant de l’établissement hospitalier pour personnes âgées dépendantes où vous situez votre action. Pour pimenter encore un peu les choses, interprétez le tout devant un public âgé auquel vous êtes à peu près sûr de donner des sueurs froides et une succession de nuits blanches, faites d’angoisses et de réminiscence de votre création et le tour est joué. Le public, stupéfait par vos horreurs, peine à écouter la musique, ne peut pas se concentrer ni sur la qualité de l’interprétation ni sur l’histoire,  même en la connaissant à l’avance et même avec des paroles en français, c’est dire!


Nous sommes extrêmement déçus par cette mise en scène si éloignée de l’œuvre et si perturbante mais nous avons, comme beaucoup de spectateurs, tenu à rester jusqu’au terme de ce spectacle par respect pour ses interprètes talentueux et leurs longues heures de répétition.


Nous ne décolérons pas du mal-être infligé au public. FC Bergman a vraisemblablement ses raisons pour de tels choix artistiques mais il a été clairement incompris de son public ce soir-là. Fait rare : une partie des spectateurs a même hué le collectif à son entrée sur scène après avoir chaleureusement applaudi tous les interprètes.

Pour être tout à fait fairplay et complets, nous nous devons de vous dire que cette création qui nous a tant choqués, déstabilisés, mis en colère, a été appréciée par d’autres, dont le public anversois et notre confrère Jan Brachmann de la  Frankfurter Allgemeine Zeitung.

Dans son article, Jan évoque un travail de questionnement de nos propres limites en matière de représentation du grand-âge. Questionnement qui nous paraît être toujours légitime malgré les nombreux travaux consacrés au sujet depuis La Vieillesse de Simone de Beauvoir. Cependant peu d’entre nous sommes prêts à nous confronter à une représentation indécente de la mort, du vieillissement, de la dépendance et des dérives des systèmes de soins accompagnant les personnes âgées.

La représentation du moment de la mort sans théâtralité aucune, comme un événement presque anodin, absurde, surgissant à l’improviste et laissant l’essentiel des personnes alentours relativement indifférentes est assez insupportable. Sans doute est-ce aussi parce que l’idée de notre propre mort et de la mort de ceux que nous aimons nous est insupportable et nous empêche de constater le nombre de personnes qui quittent ce monde chaque jour dans l’indifférence la plus totale et sans que nous nous en apercevions.

A quand remonte le dernier décès qui nous a affecté ? Et le précédent ? Combien de personnes sont mortes entre ces deux évènements tragiques de nos vies ? Probablement des dizaines de millions et nous ne nous en sommes pas aperçus. Aussi la mort fait partie du quotidien des équipes de maisons de retraite, qui peuvent en concevoir une certaine forme de banalité des décès, et en venir à considérer la mort d’un autre, inconnu ou mal connu, comme un non-événement, réflexe psychologique qui leur permettra de se protéger de leur exposition régulière à la mort. Dans le même temps, ce réflexe risque de déshumaniser leurs rapports à ceux qui sont en vie et dont ils considèrent qu’ils vont « bientôt » mourir, les traitant avec indifférence et de manière déshumanisée. A déléguer les soins accordés à nos aïeux à des inconnus, nous courrons le risque que ces derniers ne comprennent pas leurs valeurs et ne les traitent pas avec tout le respect que nous avons pour eux.

Certaines scènes de l’opéra ont mis en scène le décès de personnes très âgées dans des situations absurdes et dégradantes qui nous ont choqués au point de nous mettre dans des colères noires pendant toute la durée du spectacle et de nous empêcher d’accorder toute notre attention à la musique et aux chants pourtant sublimes.

Aussi, nous regrettons que l’esthétique ou la sensualité du corps âgé n’aient pas été plus interrogées. Tant qu’à souffrir d’une œuvre d’art autant en profiter pour explorer les limites de nos capacités à penser.

Car ces formes que nous aurons tous probablement un jour, faites de chaires distendues, de rides, de couleurs plus rouges et violettes, de tâches brunes, de cheveux blancs ou absents, ces postures maladroites et arquées par l’éternel retour des printemps que nous prendrons aussi, auraient mérité d’être mises en valeur, avec dignité.

Faire tomber les tabous qui entourent encore le grand âge, sa sensualité, sa beauté différente des canons contemporains demeure un chemin à inventer.

Malheureusement, le collectif belge ne nous fait pas penser au-delà de nos limites, il nous rappelle seulement l’intolérable destin actuel de certaines personnes âgées en nous le rendant encore plus tragique par la mise en regard avec leurs jeunesses, leurs amours, leurs forces qui peu à peu s’estompent, leurs gestes quotidiens jusqu’alors aisés et naturels qui exigent désormais chaque jour davantage de volonté pour être accomplis: se déplacer, s’habiller, parler.

Nous savons tous que la vieillesse est un naufrage auquel nul ne peut échapper mais quel besoin de nous exposer à une représentation dégradante de cette étape de la vie que les croyants réservent à l’apaisement, à la préparation au départ, au renoncement à sa propre vie et à l’encouragement des autres vies, de celles qui suivront et continueront après.

La vie est un cadeau dont cette mise en scène nous a semblé violer la dignité et la beauté par une sorte d’exercice de style visant à heurter plus qu’à faire évoluer.

La liberté de créer, de choquer, d’interpeller sur les sujets que l’on souhaite est cependant fondamentale. Nous n’avons pas aimé ce soir-là cette tentative de penser un sujet trop éloigné de l’œuvre qui servait de prétexte à son évocation et qui a fini par y nuire. Nous n’en dirons pas davantage.

Comme beaucoup, nous sommes très attachés à l’œuvre de Georges Bizet (1838-1875) dont l’inoubliable Carmen, les opéras et les symphonies méritent d’être écoutés et réécoutés tout au long de la vie tant ils se teintent de reflets différents au fil des écoutes, au gré des lieux, des interprètes et des circonstances présentes de nos vies.

Admirée par les meilleurs musiciens et compositeurs de son temps, parmi lesquels Franz Liszt, Piotr Illitch Tchaïkovski, Camille Saint-Saëns et Johannes Brahms, son œuvre reste, près d’un siècle et demi après sa disparition, l’une des plus jouées au monde.

Pour ceux qui souhaitent découvrir le très bel opéra les Pêcheurs de Perle, nous vous proposons d’éviter cette version-ci  et de le découvrir ici:

Pour les casse-cou qui souhaitent malgré tout assister à cette mise en scène, vous pouvez vous faire votre propre opinion sur base de ce qu’en dit la compagnie FC Bergman sur son site officiel et prendre vos places . Seulement 8 euros en tarif jeunes !

Pour les amoureux de cet autre chef d’œuvre de Bizet qu’est Carmen, voici un petit extrait de l’Habanera qui vous fera siffloter pour le restant de la journée :

« L’amour est un oiseau rebelle,

Que nul ne peut apprivoiser.

Et c’est bien en vain qu’on l’appelle,

S’il lui convient de refuser.

Rien n’y fait menace ou prière.

L’un parle bien, l’autre se tait

Et c’est l’autre que je préfère

Il n’a rien dit, mais il me plaît »

Enfin, la programmation d’une saison de spectacles ne se résumant jamais à des paris risqués comme celui-ci, nous vous invitons à profiter des prochaines représentations données au Grand Théâtre et en particulier du spectacle de danse contemporaine de Gauthier Dance et du sobéir de Julie Berès.

Avec le tarif jeune, c’est seulement 8 euros donc moins cher qu’un ciné!