Stupeur et instruments

Par Nicolas Margot, le 03.12.2019

Il est des films que l’on oublie, de ceux qui divertissent un instant mais ne laissent en nous qu’un souvenir fugace. Mais il est aussi des films qui vous dérangent, vous interrogent, vous déstabilisent, vous confrontent à vos propres limites. Intellectuelles ou morales. L’âge d’or de Luis Buñuel (1930) compte parmi ces derniers. En ce soir de novembre, il fait déjà nuit noire sur le plateau du Kirchberg lorsque la Philharmonie se remplit peu à peu d’un public de curieux. Ce soir, on vient voir sur grand écran un film censuré pendant plus de 40 ans, dans une salle de concert qui accueille pour l’occasion les percussions de Strasbourg, chargées de faire vibrer ce film quasi muet pendant l’heure qu’il dure. Tâche au combien difficile tant le film peut sembler hermétique de prime abord. Avec un scenario co-écrit par Salvador Dali, le spectateur va de surprise en surprise, de meurtres d’enfants réalisés sans y prêter trop attention en combats de scorpions et scènes christiques, chacun perd ses repères et n’a de cesse de tenter de s’en créer de nouveaux.

En vain, Buñuel et Dali s’amusent à brouiller les pistes, empêchant la constitution d’une trame narrative intelligible. Ainsi naît un sentiment de vertige, les scènes s’enchaînent et vous passez de la peur à l’amusement, des scènes osées qui mettent mal à l’aise la salle entière à l’ennui tiède d’une soirée mondaine. Tout semble si décousu que l’on se demande parfois si l’on est occupé à rêver ou bien si nous avons perdu la raison pour ne pas parvenir à saisir l’intrigue, l’objectif d’un film d’une heure et trois minutes.

Une vache s’endort sur un lit, un duo de paysans ivres promène sa carriole au beau milieu d’un salon mondain où chacun est occupé à des conversations légères, tout en fumant, gonflé d’orgueil. Les percussions de Strasbourg rythment nos errances intellectuelles face à un tel dédale d’émotions, un tel chaos d’impressions fortes et singulières.

Soudain, l’écran devient noir, chacun attend la suite, la conviction que ce qui va suivre lui donnera une clé de compréhension mais il n’en est rien. Il s’agit de la fin que personne n’a comprise. En témoigne le silence de plusieurs secondes qui suit l’écran noir. Stupeur, aucun spectateur ne peut imaginer une fin sans clé de compréhension et pourtant…

Le silence devient si long que chacun se résigne, nous n’aurons pas d’autres éléments que ceux perçus jusqu’à maintenant pour nous construire une histoire. Les applaudissements sont nourris et chacun reprend le chemin de la nuit avec la singulière impression d’avoir rêvé éveillé, d’un rêve dont nous avons un souvenir commun, un rêve beau, émoustillant, effrayant, écœurant et comme tout rêve, incompréhensible. Métaphore d’une vie absurde à laquelle nous nous obstinons à vouloir sans cesse accoler une narration, un récit qui permette de faire tenir ensemble les éléments disparates que le hasard a réuni pour constituer les instants de nos vies. Il est impossible d’imaginer que tout cela n’ait pas de sens. Que cela pourrait se terminer sans que nous en ayons percé le mystère, le sens caché. Et pourtant, nos vies de Sisyphe inlassable, percluses d’injonctions sociales supposées leur donner un cadre et une direction : naître, grandir, aimer, se marier, avoir des enfants, les élever, les voir partir, vieillir, voir ses proches mourir puis mourir à son tour, tel serait le destin immuable de toutes les âmes humaines passant sur cette terre mais est-ce bien exacte ? Même si nous nous confondons avec les exigences de la norme sociale, notre vie est-elle pour autant moins faite d’instants disparates, absurdes parfois, grandioses rarement mais jamais cohérente dans son ensemble. Impossible de reconstituer la tapisserie qui raconte le mythe. De ces morceaux de vie qui se côtoient nait un patchwork absurde. Buñuel nous l’a fait toucher du doigt en une heure, une heure seulement.

Envie d’assister à un ciné-concert? N’hésitez pas à consulter le programme très riche de la Philharmonie qui vous propose une toile pour un tarif plus compétitif que celui d’un cinéma standard, avec en prime, le plaisir de goûter à une véritable expérience cinématographique bercée par un ensemble de musiciens talentueux.