The Day The Earth Stood Still

par Erwin S. le 24.03.2020

Chronique, non-palmarès et palmarès personnel de la dixième édition du Luxembourg Film Festival.

Dans sa dernière communication, le LuxFilmFest annonce avec regret que le palmarès de l’édition 2020 n’aura pas lieu. C’était prévisible, mais les organisateurs essayaient malgré les circonstances de projeter au jury, à distance, le reste des films en compétition. Cela s’est avéré malheureusement impossible.

Cependant, si les prix principaux ne peuvent être remis, d’autres sont plus chanceux, comme les lauréats du Prix du Meilleur Documentaire et le Prix de la Jeunesse, entre autres.

Pour nous autres spectateurs, le festival s’est arrêté au soir du jeudi 12 mars, nous privant des trois derniers jours de projection. Better safe than sorry, même si la menace du SARS-CoV-2 semblait encore lointaine et irréelle et que l’on continuait, bêtement ou naïvement, à serrer des paluches.

Nous allions donc être privés de titres prometteurs comme Dreamland, Mosquito, Jesus Shows You the Way to the Highway, Moffie, Mother, Wrinkles the Clown, la très attendue rencontre avec Costa-Gavras, et le film de clôture, The True History of the Kelly Gang. De quoi ronger le frein de la frustration.

Heureusement, nous avons eu le temps de visionner un certain nombre d’œuvres dans les jours qui ont précédé l’apocalypse. Nous nous proposons, dans un dérisoire élan de vous changer les idées, de brièvement rendre compte ici de ceux qu’Erwin S. a vus.

Downhill est le remake américain de l’excellent film du suédois Ruben Östlund Force Majeure (a.k.a Snow Therapy en français, ne cherchons pas à comprendre). Avec Will Ferrell et Julia Louis-Dreyfus, ce qui promettait de la rigolade et du goût, bon ou mauvais selon les sensibilités.
Il s’avère qu’il est aussi difficile que risqué de se mesurer à une œuvre irréprochable ; cette nouvelle version n’apporte rien d’essentiel et, si elle se laisse voir sans déplaisir, devrait surtout plaire à ceux qui ignorent l’original. Passable.

The August Virgin (la virgén de agosto) de Jonás Trueba nous promène dans les rues d’une Madrid désertée par ses habitants au plus fort de l’été, où les corps se croisent et les âmes se perdent. C’est un rayon de soleil plutôt délicat qui prend son temps, renifle l’air autour de lui, aligne les séquences de non-action et privilégie l’introspection. Attention, ce film peut donner l’envie de siroter un tinto de verano sur une terrasse ombragée. Sympathique.

Bait, de Mark Jenkin, est une véritable expérience de cinéma, comme vous en verrez peu. Un format carré en noir et blanc qui privilégie les très gros plans sur des visages burinés et extrêmement photogéniques, le tout sur une pellicule ancienne qui semble abîmée à la main, et dans une atmosphère sonore irréelle (les acteurs ont tous été doublés en post-production, les effets sonores sont légèrement incongrus ou exagérés, tout donne à penser que l’on assiste à une sorte de rêve). Ça parle, avec un humour solide et une audace rare, de la gentrification des Cornouailles, avec deux mondes radicalement opposés qui s’affrontent dans un pittoresque village de pêcheurs autour d’une place de parking ou d’un casier de homards. On pense forcément au récent The Lighthouse, similaire sur des points de surface, mais qui se retrouve au tapis face à un Léviathan comme Bait. Petit plus : l’excellent acteur principal, Edward Rowe, comédien de stand-up, a gentiment et avec humour répondu aux questions du public à l’issue de la projection. Phénoménal.

About Endlessness. Les films de Roy Andersson se ressemblent et c’est tant mieux. Parce qu’on les retrouve comme une bonne paire de chaussons confortables, que l’on sait à peu près à quoi s’attendre mais qu’on arrive malgré tout à être surpris, et qu’on se dit qu’ils sont quand même vachement rigolos, pour des chaussons. Visuellement, on se croirait dans des toiles d’Edward Hopper auxquelles on aurait enlevé toute trace de soleil, de couleur et d’espoir. Ce sont systématiquement des successions de tableaux fixes, extrêmement bien composés et remplis de personnages pâles comme la mort, régulièrement rendus hideux par un maquillage outrancier, adeptes de la distanciation, lents comme un épisode de Derrick et aussi absurdes qu’imprévisibles dans leurs réactions. Ces tableaux semblent à première vue indépendants les uns des autres, comme des court-métrages, mais finissent par être reliés par un élément, un personnage, une situation. On peut y être insensible (à en croire les réactions de certains festivaliers un peu bruyants au fond de la salle), mais on peut tomber en amour avec cet univers. C’est notre cas, et ce nouveau film s’inscrit avec brio dans la lignée de ses prédécesseurs. Peut-être même en haut du podium. Brillant.

Effacer l’Historique, de Benoît Delépine et Gustave Kervern. Très attendu (deux cinéastes barrés, iconoclastes et imprévisibles, l’immense Blanche Gardin…). Trop attendu peut-être. Alors déception.
Le sujet est cocasse et d’actualité : comment faire disparaître une sextape compromettante –mais n’est-ce pas un pléonasme ?- des réseaux sociaux. L’interprétation est au taquet. Et pourtant, la sauce ne prend pas, peut-être à cause d’une écriture un peu paresseuse qui explore une situation similaire à celle du très réussi Louise-Michel (à savoir, remonter jusqu’à la source originelle du mal) et qui n’évite pas la caricature à plusieurs reprises. Sympathique mais un peu épuisant.

Greener Grass, de Jocelyn Deboer et Dawn Luebbe. Regardez la bande-annonce et vous aurez sans doute envie de voir ce film. Voyez ce film et vous regretterez peut-être de ne pas vous être contentés de la bande-annonce. Les deux jeunes femmes qui ont commis Greener Grass et qui interprètent les deux personnages principaux ont beau être fort sympathiques (issues du Saturday Night Live, premières victimes du confinement, elles n’ont pas pu se rendre à Luxembourg et nous ont envoyé un message filmé plutôt rigolo), elles tirent à l’excès sur un concept trop fragile pour tenir la route sur 100 minutes. Cela aurait pu être excellent s’il s’était agi d’un sketch du SNL. Malheureusement ça devient vite redondant et lassant. Pas si facile que ça, de maîtriser l’absurde. Il faut doser, feinter, renoncer, surprendre avec de nouveaux éléments, faute de quoi on n’est ni chez Lynch, ni dans Black Mirror comme le prétend la B-A, mais juste dans le n’importe quoi.

[NDLR: pour un autre point de vue Grrrrr sur ces deux films, lire l’article suivant]

Un Fils, premier long-métrage de Medhi M. Barsaoui, nous ramène dans la Tunisie de 2011, quand le pays sentait le jasmin et la révolution. Le film s’ouvre avec un ton léger et insouciant sur des jeunes gens pleins d’avenir réunis pour un repas champêtre. Les cheveux des filles sont lâchés, ça rit et ça picole, on aimerait les rejoindre et prendre du bon temps en leur compagnie. Puis la comédie devient thriller lorsque le couple que forment l’excellent Sami Bouajila et la non moins excellente Najla Ben Abdallah croise la route d’un groupe islamiste violent qui menace très vite la sécurité de leur jeune fils. Le suspense est haletant, la tension est palpable, le drame qui se dessine est poignant. Vient ensuite s’ajouter à cela un dilemme fort complexe à résoudre, qui met à mal les certitudes et les acquis et malmène les personnages en les poussant sur des voies peu recommandables. En dire plus serait un crime, tant il est bon de se laisser porter par cette belle histoire aussi sombre que lumineuse qui lève le voile, sans jeu de mots, sur l’aspect corrompu du baril de poudre qu’était alors cette région. Une très belle surprise.

Radioactive de Marjane Satrapi. La présidente du jury est venue présenter son film en personne, accompagnée de son producteur au CV impressionnant Paul Webster. Quand cela se produit, qu’un lien direct est établi entre créateurs et consommateurs, on se sent impliqué, on a envie d’aimer. Malheureusement, ce qu’apporte de neuf cette nouvelle biographie de Marie Sklodowska-Curie n’est pas clairement établi. La réalisation n’est pas franchement audacieuse, même si dans un premier temps cette apparente frilosité fonctionne plutôt bien, quasiment au deuxième degré. Et puis on finit par se rendre compte que le second degré n’était pas vraiment recherché et que la narration n’aura jamais le privilège de nous surprendre. L’œuvre est adaptée du roman graphique de Lauren Redniss que l’on dit excellent, ce qui est sans doute le cas, mais elle aurait peut-être dû rester sur ce support, qui lui convenait probablement mieux. Le résumé du film nous promettait d’étonnantes séquences animées, que nous ne vîmes jamais (il y a cependant trois flashes forward un peu perturbants, voire embarrassants dans un biopic historique). Peut-être le film a-t-il été remonté avant la projection. Rosamund Pike (Gone Girl) et Sam Riley (Control) incarnent les époux Curie avec suffisamment de conviction pour susciter l’empathie, ce qui rend la vision du film agréable, mais la morale du projet, bien que juste, peine à démontrer sa légitimité ou son urgence en 2020. Le nucléaire c’est méchant, la bombe atomique c’est mauvais pour la santé. Nous étions au courant, merci.

Atlantis, de Valentyn Vasyanovych. Il est possible d’établir des liens entre ce film et trois autres cités ci-dessus : Avec About Endlessness, pour son goût immodéré pour les tableaux fixes ; avec Bait, parce qu’il sera difficile de les départager sur le podium ; avec Radioactive enfin, parce que ce film, c’est une bombe atomique !
Votre serviteur est peut-être malgré lui coupable d’avoir favorisé la diffusion du SARS-CoV-2 en Ukraine, et si c’est le cas, il le regrette évidemment de tout son être. Mais comprenez que quand l’opportunité vous est donnée d’aller féliciter directement l’auteur d’un chef-d’œuvre, on la saisit, on va voir le surdoué, on lui serre la paluche et on obtient un sourire de gratitude.
Comment résumer cette merveille de maîtrise, de créativité et de talent tout en rendant fidèlement compte de l’expérience ? On ne s’y risquera pas, on encouragera plutôt les cinéphiles à goûter eux-mêmes à cet Atlantide sauvé des eaux pour notre plus grand bonheur.


Comme chez Roy Andersson, donc, la caméra est placée au meilleur endroit possible (signe des plus grands) pour nous mettre en position d’observateur privilégié de saynètes utilisant avec brio la profondeur d’un cadre magnifiquement composé. Cette caméra ne bouge pas d’un poil durant environ 90% du film, comme si l’on était au théâtre, et les drames de la vie, lourds ou cocasses, se déplient sous nos yeux impuissants. Il y a du Tati chez Vasyanovych, pour citer l’évidence. Dans l’inventivité des interactions, dans la poésie des déplacements, des sons, des accessoires. Mais il y a également de la tension qui nous fait serrer nos accoudoirs dans la crainte d’un boum probable (mais à quel moment ? Et dans quelle partie de l’image ? Et viendra-t-il vraiment, au final ? Indice : si le spectateur s’y attend, c’est sans doute qu’il ne viendra pas. Le cinéaste est bien trop malin pour ça).
La toile de fond est la tentative de panser les plaies de l’Ukraine après le martial passage des russes, qui y ont empoisonné la terre, chimiquement et à l’aide de mines antipersonnel, l’eau, l’air, l’avenir tout entier. On ne peut que souffrir en même temps que ces gens. On ne peut que les admirer et les aimer pour leur sublime humanité.
On sait généralement assez vite si l’on a affaire à un grand film. Dans le cas présent, la violence glaciale, la beauté visuelle et l’inventivité du tout premier plan mettent immédiatement la barre très haut. On est aussitôt en confiance, on espère que tout sera de ce niveau.
On ne sera jamais déçu.

Pinocchio. Matteo Garrone a bluffé tout le monde à plusieurs reprises par le passé. Avec Gomorra, bien entendu. Et plus récemment, avec le magnifique et multiprimé Dogman. C’est dire si l’on attendait sa version de Pinocchio, que l’on imaginait plus sombre que les précédentes adaptations, plus proche du conte de Collodi et de la terrifiante minisérie de 1972 !
Les premières scènes fonctionnent à merveille. Roberto Benigni, qui jadis joua le rôle du pantin, enfile cette fois les sabots de Geppetto avec une évidence confondante, suscitant des rires francs quand il tente maladroitement de décrocher des commandes pour son atelier chez un aubergiste lassé mais compréhensif. On est dans le drôle et le tendre, les fantômes de Chaplin et de l’âge d’or de la comédie italienne ne sont pas loin. Prometteur.
Or, curieusement, plus l’intrigue se déroule, moins la sauce prend. Malgré les mésaventures de la marionnette et les dangers auxquels elle s’expose constamment, la menace du monde cynique des adultes semble superficielle, traitée avec bonhommie. C’est un choix qui se défend mais Garrone, en s’adressant aussi frontalement aux jeunes enfants, prend le risque de se couper du public adulte, qui ne trouvera pas grand-chose de neuf dans cette version, à part peut-être une scène de pendaison et une autre d’amputation par le feu (oui, c’est pour les enfants). Geppetto disparaît très rapidement, à notre grand désarroi, et ne revient qu’en fin de film, comme chacun sait, au milieu des sucs gastriques d’un cétacé caractériel. Il reste une galerie de personnages loufoques d’animaux anthropomorphes et d’humains zoomorphes, une allusion adoucie du meurtre du criquet par Pinocchio (le maillet qu’il lui envoie ne fait ici que le blesser légèrement), une mise en scène sage mais efficace et un jeune acteur convainquant.
Pas pour tous les publics, donc.

Il convient de saluer l’équipe du festival, les organisateurs, les sélectionneurs, les bénévoles et tous les autres sans qui ce très bel évènement, malheureusement avorté à mi-course, aurait été moins réussi. Saluons également Alejandro Jodorowsky, qui nous a captivés et amusés lors de sa rencontre à la Cinémathèque. Et merci à tous ces magnifiques créateurs et créatrices de nous avoir ouvert leurs mondes intérieurs.

Notre palmarès, forcément subjectif puisque, sur les 10 films en compétition officielle, nous n’en avons vu que 4, ne surprendra personne après lecture de cet article :

Le GRRRRR D’OR est attribué à ex-aequo à ATLANTIS et BAIT, aussi miraculeux qu’impossibles à départager;

Le GRRRRR D’ARGENT est attribué à ABOUT ENDLESSNESS, pour l’audace, l’humour et la poésie de son auteur;

Mention spéciale du jury autoproclamé et composé d’une seule personne : UN FILS (hors compétition).

Restez bien à l’abri chez vous et regardez des films !