Vêtir ceux qui sont nus

Par Nicolas Margot, le 14.05.2019

La première représentation de Vêtir ceux qui sont nus (1922) de l’écrivain et dramaturge italien Luigi Pirandello (1867-1936) au Théâtre des Capucins est un franc succès.

Lorsque la troupe de comédiens revient saluer son public, l’émotion est encore palpable sur les visages des spectateurs tant le texte et son interprétation ont été intenses.

Au terme d’une heure quarante cinq de jeu, la troupe découvre enfin combien elle nous a touchés en faisant revivre cette pièce de théâtre vieille de près d’un siècle.

Pourquoi un tel succès ?

  1. L’auteur de la pièce est un dramaturge hors paire

Prix Nobel de littérature en 1934, Luigi Pirandello est un auteur, essayiste et dramaturge italien, célèbre en particulier pour ses pièces de théâtre, dont la plus célèbre reste Six personnages en quête d’auteur.

A l’Université de Bonn, il décroche son doctorat en philologie avec une thèse consacrée au dialecte sicilien. Puis, il épouse Maria Antonietta Portulano, fille d’un associé de son père. Le couple, né de ce mariage arrangé, finit par s’aimer et vit des rentes de l’affaire familiale : une soufrière. En 1903, lorsque celle-ci fait faillite du fait d’un glissement de terrain, la nouvelle plonge Maria Antonietta dans un état de fragilité psychologique critique. Il parvient malgré tout à lui éviter l’internement en hôpital psychiatrique pendant quatre ans, en veillant sur elle. Mais la maladie finira par gagner. Pirandello travaille d’arrache-pied, il publie près de 400 nouvelles, des recueils de poèmes, des essais, des romans, des pièces de théâtre et collabore au Corriere della sera.

C’est donc un artiste hors du commun dont l’une de pièces est interprétée ce soir.

2) La pièce est très personnelle

Pirandello s’inspire pour Vêtir ceux qui sont nus de thèmes dont il est familier : les limites du journalisme, qui par manque de temps et/ou de moyens est contraint de construire un récit vraisemblable plus que réel, de la difficulté de vivre, de se connaître, de connaître les autres ne serait-ce qu’un peu et aussi de l’émergence de la maladie psychiatrique chez un être aimé, une situation qu’il a vécue de l’intérieur et parvient à rendre avec beaucoup de justesse. Un mouvement de balancier s’amorce entre raison et délire tout en continuant de laisser entrevoir la personnalité du proche affecté et sa sensibilité.

L’essentiel de l’intrigue se déroule ici avant même que ne commence la pièce et nous assistons à un exercice de reconstruction a posteriori, d’appropriation de ces moments passés pour parvenir à en comprendre le sens, la vérité profonde. La mémoire, tantôt fiable, tantôt faible, est une alliée autant qu’une ennemie, c’est par la confrontation des points de vue et des versions, que se fait jour devant nos yeux la réalité, sans cesse plus complexe, sous-tendue par les intentions, les faux-semblants, les erreurs, les passions, les errements.

Ersilia Drei, au centre de toutes les autres histoires, a tenté de mettre fin à ses jours en avalant du poison après avoir été renvoyée de son poste de gouvernante.

Les secours l’ont emmenée à temps à l’hôpital pour lui permettre de survivre et elle a confié, dans un moment d’égarement, son histoire à un journaliste qui la publie avec force détails et émeut la ville entière par le récit qu’il en fait.

Ludovico Nota, écrivain de renommée internationale, ému par l’article, décide d’aller recueillir Ersilia à sa sortie de l’hôpital et de lui offrir l’hospitalité puisqu’elle est désormais totalement démunie et livrée à elle-même.

C’est autour de ces faits apparemment simples que se noue peu à peu l’intrigue et qu’apparaissent les vrais visages de chacun des personnages. De réplique en réplique, le spectateur défait ses certitudes du début et peint lui-même le tableau d’une humanité complexe, dont les ressorts semblent presque infinis et face à laquelle les concepts pourtant simples de bon et de mauvais semblent inadaptés tant l’enchevêtrement des évènements mêle ces deux aspects à chacune de leurs vies. 

La difficulté voire l’impossibilité de parvenir à se connaître soi-même, à comprendre la réalité et les autres ne serait-ce qu’un peu est un thème récurrent dans l’œuvre de Pirandello. Ce soir se joue donc devant nous une œuvre touchante et personnelle du génie italien.

3) L’interprétation est soignée

L’énergie d’Eugénie Anselin dans le rôle d’Ersilia est confondante. Lorsqu’elle joue le malaise, la montée d’anxiété incontrôlable, le vertige, l’évanouissement, on est avec elle. Bouleversés par cette personne dont nos sens nous disent qu’elle est sur le point de faire un malaise sous nos yeux, on souffre avec elle.

La retenue d’Olivier Cruveiller en Ludovico Nota est parfaite. On y respire l’intelligence qui s’exprime peu, subtilement, avec humour et ironie.

4) Une musique, un décor et des costumes au service de l’œuvre

La musique oppressante est suffisamment discrète pour souligner habilement les dialogues sans jamais envahir une scène.

Le décor est très sobre pour à la fois servir l’action et permettre aux spectateurs de se focaliser sur les dialogues ciselés et très intenses.

Les costumes reproduisent eux l’atmosphère de l’Italie des années 1920. Les accessoires sont soignés jusqu’aux plus petits détails dont ce numéro du Corriere de la Serra que Nota reçoit dans son courrier et qui fait écho à la vie de journaliste de Pirandello.

Il ne vous reste que jusqu’à mercredi soir pour assister à la pièce.