Oh! L’humanité! (1/2)

Retour sur la 11e édition du Luxembourg City Film Festival, qui s’est achevé dimanche 14 mars 2021.

Partie 1/2.

par Erwin le 17.03.2021

Le jeudi 12 mars 2020, la 10e édition du LuxFilmFest avait dû être interrompue à trois jours de sa clôture programmée pour des raisons qu’il est inutile de rappeler ici.

Un an plus tard, le risque viral n’étant toujours pas circonscrit, c’est à un festival hybride que nous avons pu assister, avec une partie de la programmation disponible en ligne et certains films proposés en salle. Une expérience concluante qui nous a permis de voir beaucoup plus d’œuvres qu’habituellement, ce qui est un gros plus, mais qui nous a empêchés de rencontrer (entre autres) les géants William Friedkin et Terry Gilliam, ce qui est un gros regret. Ce n’est que partie remise, nous dit-on, alors on croise les doigts.

Il est intéressant de noter ce qui a inspiré les cinéastes lors de ces derniers mois, ou dernières années dans certains cas, alors que la Terre tourne de moins en moins rond. La sélection dans les diverses catégories traduit la dichotomie inhérente à notre espèce : si certains films reviennent sur tout le mal que l’humain est capable de faire à ses semblables ainsi qu’à d’autres formes de vie qu’il considère comme inférieures, d’autres s’attardent sur la bouleversante humanité qui anime des petits vieux enfermés dans un EHPAD, des enfants immigrés livrés à eux-mêmes ou encore mille musiciens réunis pour l’amour de l’art. Et puis il y a les films qui nous montrent tout cela à la fois, le beau et le laid, les gentils et les méchants, les social justice warriors et ceux qui laissent faire par complaisance ou manque d’information. Certains films nous ont fait hurler de rire, d’autres pourraient tirer à une momie des larmes d’émotion ou de rage, d’autres encore nous enrichissent et nous informent, car derrière chaque œuvre il y a un point de vue et un cœur qui bat. Pour cela, merci le cinéma, et merci le LuxFilmFest.

Notre rédacteur Erwin ayant eu le privilège de voir 21 films cette année, il serait laborieux de revenir in extenso sur chacun d’entre eux, aussi avons-nous décidé pour le confort du lecteur de n’évoquer que rapidement la majorité d’entre eux pour s’attarder un peu plus sur nos coups de cœur et sur les occasions manquées. Cet article sera divisé en deux pour plus de clarté.

Sélection officielle:

The Whaler Boy – Si on a le cœur assez bien accroché pour assister à des massacres de baleines, Cannibal Holocaust-style, on peut se laisser séduire par le reste du film, poétique voyage de deux jeunes pêcheurs paumés sur le détroit de Béring séduits par les sirènes d’internet (ici, des Américaines qui vendent leurs danses dénudées à travers une webcam). L’idée est belle et le film se tient très bien.

Los Lobos – Une maman mexicaine et ses deux petits loups pénètrent illégalement sur le sol américain pour tenter de sortir la tête de l’eau. Pendant que maman travaille, les petits loups confinés dans un appartement minuscule s’imaginent ninjas pour rompre la monotonie, envient les enfants qui jouent dans la cour sans restrictions et font fondre la vieille propriétaire chinoise de leur appartement. C’est absolument charmant et ça donne franchement envie de tendre la main (ou la patte) à ces laissés-pour-compte. Les dessins d’enfants animés sur les murs ajoutent un cachet irrésistible à cette tranche de vie.

Hors compétition:

Teddy – Le cinéma de genre français a une grosse épine dans le pied depuis un bon moment, peut-être à cause de la frilosité de ceux qui détiennent l’argent (et décident de la vie ou la mort d’un projet) ou peut-être est-il paralysé par le respect de ses ainés venus d’ailleurs. Voici, enfin, le film qui casse cette malédiction. Quand un mal ancestral et surnaturel surgit dans le quotidien d’un petit village de gentils beaufs (le personnage principal est d’ailleurs ce qu’en Lorraine on appelle un minsch), la routine est quelque peu bousculée. Sur le fond, c’est une histoire de loup-garou. Sur la forme, ça aurait pu être filmé par les Deschiens, ou encore par le duo Kervern-Delépine. On rit beaucoup, on est constamment surpris, c’est intelligemment filmé et la galerie de personnages est suffisamment bien écrite pour que l’on s’attache à tout le monde. En bref, Teddy est une merveille. Les jumeaux Boukherma nous avaient intrigués avec leur première tentative en 2016, Willy 1er, qui n’était pas du goût de tous mais laissait entrevoir un joli potentiel. Le voilà révélé. Nous ne sommes pas loin de penser que nous avons enfin, en France, notre Loup-Garou de Londres à nous. Comme quoi, l’écurie Besson peut, entre deux boursouflures ineptes, produire des miracles.

Disappearance at Clifton Hill – Une petite fille en vacances avec sa famille est témoin d’un enlèvement brutal. Une fois adulte, hantée par ce souvenir que personne n’a voulu croire, elle mène son enquête pour révéler au monde deux choses essentielles : la vérité sur la disparition d’un adolescent, et le fait que sa santé mentale est au beau fixe. Cette histoire inspirée au cinéaste par sa propre expérience avait pas mal d’ingrédients pour réussir et reste un bel essai. Malheureusement, il y a trop d’occasions manquées et les choix narratifs tirent parfois à côté de la cible évidente. Cela peut être une qualité, mais quand on nous vend par deux fois un possible suspens suffoquant, on n’a pas le droit de laisser retomber la menace comme un soufflé. Pas deux fois !
Nous retiendrons la participation de David Cronenberg en podcasteur complotiste parano, qui est l’une des raisons pour lesquelles on ne sort pas totalement déçu par ce film.

The Human Voice – Une demi-heure d’Almodovar, c’est déjà ça de pris. Le génie espagnol a choisi cette fois d’adapter une pièce de Jean Cocteau et la filiation fonctionne plutôt bien. Tilda Swinton rejoint avec brio le panthéon des étoiles almodovarées, dans un décor almodovaresque encadré par un générique extrêmement almodovarien, et c’est forcément du plaisir à chaque instant.

Last and First Men – Jóhann Jóhannsson adapte le livre culte d’Olaf Stapledon dans lequel les derniers hommes, depuis leur réalité située dans deux milliards d’années (un brin optimiste), s’adressent à notre génération actuelle pour nous prévenir que tout n’est pas trop tard pour préserver la vie sur Terre si l’on réagit immédiatement. Proposé à la suite du court-métrage mentionné ci-dessus (le lien étant la voix-off servie par Tilda Swinton), ce court film évoque forcément le Tarkovsky de Stalker et Solaris dans sa contemplation lancinante des vestiges de l’architecture soviétique en noir et blanc, formes audacieuses et quasi-abstraites dont l’inquiétante présence souligne l’absence totale de vie alentour. On est en droit de citer Kubrick également, ces êtres de pensée pure évoquant largement le Star Child de 2001, l’odyssée de l’espace -il semblerait qu’Arthur C. Clarke ait été un grand fan de ce livre bien avant de coécrire 2001, ce n’est donc qu’un juste retour des choses. On est également en droit de ne pas tout comprendre, mais l’expérience n’est pas désagréable.

Bloody Nose, Empty Pockets – C’est la fin d’une époque. Le Roaring 20’s, un bar de Las Vegas, doit malheureusement déposer le bilan par manque de bénéfices, et la faune qui le hante s’en trouve fort dépourvue. Nous sommes à la veille de la fermeture définitive et les piliers de l’établissement entendent bien profiter de ces derniers moments pour offrir à ce temple de l’oubli un baroud d’honneur copieusement arrosé, enfumé, voire LSdé. Car, pour une bonne partie d’entre eux, ce bar n’est pas qu’un débit de boissons, c’est leur deuxième maison -voire la seule et unique, c’est là qu’est leur vraie famille, c’est là qu’on les écoute, qu’on les embrasse, qu’on les soutient, qu’ils existent enfin un peu quand le reste de la société ne veut plus d’eux. On pourrait croire à une adaptation américaine des Brèves de Comptoir, tant les aphorismes abscons et les saillies tour à tout hilarantes ou déchirantes y sont légion. Sauf que l’intention des documentaristes n’est pas de rire aux dépends de ces pauvres hères, mais au contraire de souligner leur désarmante humanité, perdus qu’ils sont à l’aube d’un nouveau monde dont ils ne possèdent pas les codes. Il faut les voir se planter systématiquement alors qu’ils tentent de répondre aux énigmes de Jeopardy! avant de pester contre Alex Trebek qui a les réponses sous les yeux (les images ont été tournées en 2016, Trebek était encore en vie). Il faut les voir se charrier, pleurer, flirter, râler, se confier, regretter leurs échecs, leurs occasions manquées, danser comme des boomers sur du Michael Jackson et autres musiques que l’on n’entend plus guère dans le nouveau monde. Il faut les voir, mais le risque est, dans une grosse bouffée d’empathie, de tomber amoureux de tout ce petit monde tellement, terriblement humain.

Le tout est brillamment filmé et monté par les frères Ross, à tel point que l’on se prend parfois à douter de l’authenticité des hasards (à un moment, le Titanic est évoqué sur un téléviseur accroché au mur, dans un coin de l’image, alors que ce commerce et ce monde sont en train de couler. Belle sérendipité). D’ailleurs, on a raison de douter, car si les personnages sont vrais, tout comme leurs paroles, le postulat l’est moins : le bar se situe en réalité à la Nouvelle Orléans, la soirée d’adieux a été tournée sur trois jours et les barflies ont été minutieusement sélectionnés, « castés » après des mois de recherches sur plusieurs états. Il y a du vrai, il y a du faux, et le résultat est exceptionnel. C’est l’essence du cinéma.

Riders of Justice – Nous sommes entre S. Craig Zahler, cet incroyable romancier-réalisateur, et les frères Coen, ces génies absolus du cinéma indépendant américain. Pourtant nous sommes au Danemark et la légende locale Mads Mikkelsen tient l’un des rôles principaux. Un statisticien fraîchement viré pour ses travaux absurdes est pris dans un terrible accident de train qui tue notamment le témoin principal d’un procès contre une bande de malfaiteurs et la femme d’un militaire en mission au Moyen-Orient. Mû par son esprit d’analyse, l’homme, qui avait repéré un personnage louche ayant quitté le wagon peu avant le drame, refuse d’accepter la simple coïncidence et décide de se lancer dans une enquête exhaustive afin de prouver la machination. Il va alors former une équipe de bras cassés aux personnalités hors-normes pour l’assister dans ses recherches, comptant sur la collaboration du militaire endeuillé. Nous n’avions pas autant ri au cinéma depuis fort longtemps, tant les personnages lunaires, cabossés, obsessifs et déconnectés sont hilarants et attachants. L’intrigue est habile et constamment surprenante, la réalisation est au poil et les acteurs sont parfaits. Si l’on aime les références citées ci-dessus (qui ne sont pas forcément revendiquées par le cinéaste Anders Thomas Jensen, la filiation n’engage que nous), on ne peut que prendre un plaisir fou et un peu coupable devant ce joyau. Uniquement visible en salle, il méritait largement le déplacement.

Projection en salle de Riders of Justice

I care a lot – Une femme d’affaires sans scrupules, véritable harpie mielleuse, parangon de la manipulation qui serait tout à fait à l’aise dans un milieu politique corrompu, gagne sa vie en détroussant les seniors sans attaches qu’elle fait placer sous tutelle sous l’œil naïf d’un juge aveuglé, enfermer dans un EHPAD complaisant et dont elle gère le patrimoine au profit exclusif de sa société. Jusqu’au jour où elle tombe sur le pigeon de trop, cette charmante petite dame qui n’est pas aussi seule que prévu et dont l’héritier a les crocs acérés et le bras long (bien que court, mais c’est un détail technique).

Cynique au possible mais malgré tout moral, ce thriller sur l’ultra-libéralisme déçoit sur plusieurs points. D’abord pour l’oxymore qui vient d’être cité. Nous n’en dirons pas plus pour ne pas gâcher la surprise, mais il eût été préférable de faire un choix et de s’y tenir sur toute la durée du métrage. Ensuite, sur le casting. Quel exécutif paresseux et sans imagination s’est dit qu’il serait judicieux de proposer à Rosamund Pike un rôle aussi proche de celui qu’elle tenait dans Gone Girl , son film le plus emblématique ? C’est comme si Anthony Hopkins avait interprété Norman Bates ou Freddy Krueger après le Silence des Agneaux, de quoi étouffer une carrière. Heureusement, ce dernier a plutôt choisi Retour à Howards End et Les Vestiges du Jour, dans lesquels personne ne mange le foie de personne, avec ou sans féves au beurre et chianti.

Un problème différent mais comparable se pose avec le choix de Peter Dinklage, ou plutôt la façon dont il a été dirigé ; son personnage mafieux aurait pu être crédible dans les années 80, avec ses crises de nerfs et ses projections d’objets cassants à la Joan Crawford s’énervant contre sa Mamacita, mais en 2021 on est en droit d’attendre d’une telle figure mille fois caricaturée un peu plus de finesse et de nouveauté.

Il reste des qualités, notamment la subtile interprétation de Diane Wiest, impeccable, tour à tour désarmante et machiavélique, ainsi que la critique acide d’une économie déshumanisée. Rien de nouveau, mais l’angle choisi ici donne particulièrement la nausée, et c’est déjà pas mal.

A suivre : la deuxième partie de cet article, avec une dizaine d’autres films des sélections Carte Blanche, Made in/with Luxembourg et documentaire.